DANS LA FORET D'ARCACHON
PAR M. P. KAUFFMANN.
1891 - TEXTE ET DESSINS INÉDITS.
Tous les dessins de cette livraison ont été exécutés par l'auteur
d'après ses croquis et ses photographies.
On sait que la ville d'Arcachon s'est élevée, du côté de la ville
d'hiver, sur l'emplacement de l'ancienne forêt, qui n'existe plus avec
la mêmes caractères primordiaux, grâce aux nombreuses transformations
qu'elle a subies par suite des constructions nouvelles, de l'établissement
de nouveaux quartiers d'hiver et des travaux exécutés par les ponts
et chaussées.
L'aspect de cette nouvelle forêt change au moment où elle se confond
avec la " vieille forêt " située plus vers le sud, au delà de
la Teste-de-Buch, près d'Arcachon ; plus vaste celle-ci et plus épaisse,
tout en renfermant les mêmes arbres et la même végétation, mais gardant
son ancien aspect sauvage et centenaire.
La nouvelle forêt a été pour ainsi dire créée de toutes pièces par
la main de l'homme.
On a fixé les dunes de sable, naguère si désolées et si arides, en
les couvrant de végétaux, d'arbres, de pins plus particulièrement,
qui ont complètement transformé les Landes.
L'aspect général des Landes a été suffisamment décrit dans bien
des ouvrages pour qu'il ne soit pas nécessaire d'y revenir dans cette
rapide excursion.
A proprement parler, les Landes n'existent plus depuis la mise en
culture de leurs steppes, converties en jardins maraîchers, en vignes
et en forêts de pins et de chênes, grâce à l'assainissement général
entrepris d'abord particulièrement par... Maître Pierre d'Edmond About,...
pardon! je voulais dire par M. Chambrelent, vers 1849, puis appliqué sur
toute leur étendue par l'ordre du gouvernement.
En ce qui a rapport aux forêts de pins, qui sont les seules dont nous
nous occuperons au point de vue de leur exploitation, nous signalerons
simplement les résultats obtenus dans cette culture au moyen du drainage
et du reboisement par le pin maritime, le chêne ordinaire, le chêne
vert et le chêne-liège.
Le pin maritime a été le principal agent de transformation, car c'est
grâce à lui que ces terres naguère si désertes sont devenues fertiles,
salubres et productives. Cet arbre paraît indigène dans la contrée,
surtout sur le littoral océanien; l'origine de sa culture se perd dans
la nuit des temps, mais il se propage de lui-même dans toutes les Landes.
Nous avons du reste vu nous-même, en 1890, après un éboulement de dunes
situées sur la plage de Moulleau, près d'Arcachon, des pins fossiles, émergeant
de la coupée comme des gueules de canon, complètement carbonisés et
offrant des traces d'incisions identiques à celles que l'on fait aujourd'hui
pour exploiter la résine, ce qui attesterait la haute antiquité de
cet arbre.
D'après la théorie nouvelle, dont je trouve la confirmation dans un
des intéressants ouvrages sur Arcachon ville d'été et ville d'hiver
de l'éminent docteur Fernand Lalesque, il n'est plus possible scientifiquement
de distinguer les sapins des pins, que comme variétés d'un même genre.
Les Landais, qu'abrite et enrichit le pin maritime, doivent donc l'admirer
doublement, et par son importance en botanique, et par le rôle d'arbre
providentiel qu'il joue dans leur climat.
Tout en lui, depuis sa racine pivotante et profonde jusqu'à ses fleurs,
est une source de bienfaits.
Le pin, si monotone dans son éternel printemps, n'est-il pas de tous
les végétaux celui qui se nourrit le plus aisément dans les sables
arides, y grandit avec le plus de rapidité? N'est-ce pas lui qui plonge
au cœur des dunes une racine assez puissante pour les fixer?
La racine pivotante du pin n'a pas seulement été utile en fixant les
dunes, mais, comme le démontre dans son ouvrage le docteur F. Lalesque,
elle a assaini le pays, elle a absorbé les eaux stagnantes des marécages,
elle a fait le drainage le plus sûr, le plus efficace : le drainage
souterrain.
Lorsque l'arbre est déjà grand, qu'il compte une vingtaine d'années
d'existence, le résinier l'entaille au flanc, et de sa plaie béante
découle le suc propre de l'arbre, suc qui, poisseux et odorant, se
concrète en larmes d'abord transparentes et plus ou moins volumineuses.
Cette récolte fournit à de nombreux travailleurs leurs moyens d'existence
et va procurer également de nouvelles ressources à l'industrie.
Voici, dans un de ses ouvrages de botanique intitulé le Sapin, ce
que dit M. de Lanessan, et le passage pourrait fort bien s'appliquer, à quelques
nuances près, au pin maritime de ces régions :
" Ornement de nos parcs, habitant de prédilection de nos montagnes,
depuis la zone forestière la plus rapprochée du pôle nord jusqu'au
sud des Pyrénées, le sapin offre à l'admiration du peintre l'élégance
de son port, la hardiesse de son élancement vers le ciel, la beauté de
son feuillage vert sombre, sur le fond duquel se détachent au printemps
les pointes vert clair de ses jeunes rameaux et les épis jaunes de
ses fleurs mâles.
" Le promeneur recherche ses forêts, exemptes de broussailles,
tapissées de mousses épaisses et molles qui s'étalent, serrées, sur
la terre, maintenue constamment humide.
" Les poètes ont répété les monotones chansons que le vent murmure
dans ses lourds et pliants rameaux ; le forestier entoure son bois,
propre à mille usages, tandis que le résinier entaille son écorce d'où coule
un utile et abondant produit. Quant au naturaliste, il admire dans
ce géant l'un des arbres les plus vieux de notre monde, l'un des témoins
les plus anciens des transformations subies sur la surface de la terre
pendant les âges reculés. II voit en cet arbre superbe une des formes
de transition qui rattachent le présent au passé, les végétaux supérieurs
aux inférieurs, l'élégante fleur de nos parterres aux modestes lichens
qui rongent les flancs de nos rochers. "
On a du reste les preuves les plus incontestables de l'exploitation
du pin, comme matière résineuse, par nos ancêtres gaulois, grâce aux
fouilles qu'on a exécutées et aux divers objets mis à découvert soit
par les mouvements divers des sables, des dunes, soit par la main de
l'homme, tels que des fours à résine très antiques, des poteries romaines
et des médailles.
La culture du pin fait vivre actuellement dans les Landes un nombre
assez considérable d'industriels, tant usiniers que résiniers, et contribue,
dans la mesure la plus large, à l'assainissement du pays, par suite
de ses émanations balsamiques et térébinthinées. Les ressources de
cet arbre sont inépuisables, car il ne demande rien et donne sans cesse,
ce qui justifie un proverbe ayant cours dans le pays : Qui a pin a
pain.
Ainsi qu'il est dit plus haut, les Gaulois savaient recueillir et
cuire la résine; mais ce qu'ils ignoraient, ce que l'on l'ignora jusqu'au
XVIIIe siècle, c'était l'art de distiller les matières résineuses;
et ce n'est guère que vers la fin de ce siècle ou au commencement du
nôtre que les huiles et les essences tirées de la gemme du pin commencèrent à être
connues.
Actuellement les industries diverses que le produit du pin alimente
se sont sensiblement modifiées, les procédés en usage pour l'extraction
de la résine du pin se sont étendus et bien perfectionnés. Nous croyons
donc intéressant pour nos lecteurs, au moment on la question des reboisements
tient une si grande place dans les préoccupations agricoles, d'attirer
l'attention sur une industrie si peu connue, très curieuse, très pittoresque
et bien intéressante pour le touriste amateur. Et c'est en cette dernière
qualité que nous allons essayer de décrire la curieuse excursion que
nous avons entreprise dans les pinadas de la Gascogne.
II
Depuis un mois déjà je séjournais à Arcachon, la ville aux mollusques
célèbres.... Je m'ennuyais un peu de la monotonie des promenades dans
les forêts de pins, j'avais tout visité, tout parcouru, les parcs à huîtres
que j'avais étudiés, les environs immédiats que j'avais arpentés en
tous sens, à pied et à cheval, ses dunes de sable que j'avais grimpées
et descendues; tout me paraissait connu, et la monotonie, la tristesse
des bois de pins éternels, ne m'offraient plus le moindre attrait ;
les jolis genêts d'or que caressait le vent de la plage me laissaient
froid : je voulais, je cherchais du nouveau, de l'inconnu, et je n'en
trouvais pas. Un jour pourtant, j'allais flegmatiquement faire ma promenade
quotidienne aux environs de la ville d'hiver (c'était vers le milieu de
février) dans le bois de pins qui avoisine les dernières villas, quand
je fus surpris par la vue d'une longue procession de chenilles descendant
le long d'un pin sur une seule file continue. Cette procession en touchant
terre poursuivait philosophiquement son trajet ; puis les chenilles
s'arrêtaient à une vingtaine de mètres du pin et s'enroulaient en une
longue corde formant hélice, balançant de droite et de gauche leurs
tètes noires et leurs corps mouchetés de jaune et de noir. Un brave
homme de cantonnier, attiré non moins par mon ahurissement que par
son désir d'un brin de causette, flatté d'autre part de faire montre
de sa science locale, vint avec beaucoup de flegme me tirer de ma contemplation.
Il m'expliqua que ces chenilles provenaient de nids formés par des
larves, qui se réunissaient pour filer vers l'automne une demeure assez
volumineuse destinée à leur servir d'abri pendant la mauvaise saison.
Les nids étaient formés d'aiguilles de pins agglutinées, et suspendus
le plus souvent à l'extrémité des rameaux.
Cette chenille, appelée processionnaire, est un des ennemis les plus
redoutables du pin; sa voracité pour les jeunes aiguilles de l'arbre
amène parfois de grandes dévastations sur une étendue plus ou moins
considérable.
Au cours de son hivernage, la chenille subit plusieurs changements.
L'ancienne peau craque longitudinalement sur le dos du thorax, et la
larve quitte son revêtement en dégageant d'abord l'extrémité antérieure
de son corps. Les divers éléments constitutifs du tégument, poils,
revêtement des poils, restent adhérents à la dépouille et encombrent
l'intérieur du nid, ainsi que les matières excrémentielles.
Au printemps, fin février, mars, avril, a lieu cette descente processionnelle
si curieuse, et c'est avec ce moment précis que coïncide l'apparition
des accidents cutanés chez les habitants des forêts de pins.
On a souvent constaté une éruption sur le cou, les jambes et les mains
des personnes qui ont touché ces chenilles ou respiré la poussière
irritante qui s'échappe de l'effritement des nids. Les résiniers, dont
nous allons nous entretenir tout à l'heure, sont très exposés à cette
affection lorsque, pendant leur travail, ils courent pieds nus, et
piétinent sur ces processions.
" Mais où y en a-t-il, de ces résiniers? demandai-je.
- Comment! vous ne les avez pas vus?
Ma foi, j'avouai mon ignorance, expliquant ingénument à mon cantonnier
que j'en avais bien entendu parler, et que je m'étais même mis à leur
découverte, mais que les endroits où ils exerçaient m'étaient complètement
inconnus, et qu'en fin de compte il me paraissait que leurs travaux
ne devaient pas offrir plus d'intérêt que ceux du simple bûcheron.
Cependant, après quelques détails concernant leur vie et leurs mœurs,
je me sentis attiré par le côté pittoresque de cette industrie si nouvelle
pour moi, je m'enquis d'un guide expérimenté et je le trouvai dans
la personne d'un de nos principaux industriels-usiniers du pays, distillateur
d'essences de pin, M. B....
J'allai me présenter à lui et je fus charmé par sa courtoisie et son
affabilité. Il se mit entièrement à ma disposition pour me faire visiter
et étudier consciencieusement les travaux du résinier.
Rendez-vous fut pris pour le lendemain. Dès la pointe du jour, nous étions à cheval.
Il nous fallait parcourir dans la grande forêt des routes et des chemins à peine
tracés au milieu des fougères, des genêts et des pins grimpant à pic
les dunes formées d'un sable fin et mouvant. Nous nous enfoncions plus
avant que je n'avais jamais été, rencontrant mille surprises au milieu
des paysages charmants formés par les lettes ou vallées, descendant,
puis remontant encore à pic le flanc d'un escarpement sablonneux, au
sommet duquel nous trouvions une échappée de vue rapide et enchanteresse
sur le bassin d'Arcachon et l'océan, puis, en d'autres instants, complètement
ensevelis sous le verdoyant rideau des chênes-lièges, des chênes verts,
des arbousiers, des ajoncs et des genêts en fleur, ces derniers si
nombreux et si serrés qu'à perte de vue ils formaient un immense tapis
d'or.
Ces genêts jouent un certain rôle dans la fixation des dunes, rôle
secondaire, mais cependant d'une importance indiscutable, à cause de
la rapidité avec laquelle ils prennent racine. On mélange la graine
des genêts à celle du pin, lors de la fixation des dunes, et on les
jette sur le terrain à ensemencer pour former couverture.
La hauteur des genêts n'atteint guère plus de deux mètres au maximum
; les bestiaux en recherchent avidement les fleurs, les fruits et les
jeunes pousses. Les moutons en sont très friands.
Les genêts comme les ajoncs à travers lesquels nous circulions n'avaient
pas encore leur complète floraison, qui du reste ne disparaît jamais
complètement à aucun moment de l'année, mais, mêlés à de beaux houx,
dont plusieurs avaient au moins 3 mètres de hauteur, ils offraient un aspect des plus agréables.
On voyait aussi, quoique en assez petit nombre, des oliviers, acclimatés
dans le pays depuis une trentaine d'années, puis des lauriers-roses,
des myrtes, des grenadiers, des aloès, des mimosas, des eucalyptus,
des figuiers, ces derniers de proportions superbes et d'une puissante
venue.
Le nouveau, l'inconnu que je cherchais et que je désirais, je le vis
apparaître sous la forme d'un bonhomme mince, petit, d'un aspect plutôt
malingre, et qui, chose étonnante, paraissait porter avec la plus grande
facilité et sans la moindre fatigue une grande poutre dentelée sur
son épaule, tandis que sa main était armée d'une sorte de hache recourbée.
L'homme s'arrêta à notre vue et à l'interpellation que lui adressa
M. B.... Je pus alors, en m'approchant, me rendre un compte plus exact
de cette curieuse apparition. C'était un résinier, c'est-à-dire l'un
des ouvriers employés à l'exploitation des pins résineux. A quelques
pas derrière lui se tenait une gentille jeune fille, petite mais bien
proportionnée, le visage frais, resplendissant de santé, un peu hâlé par
l'air salin et forestier, les cheveux bruns ébouriffés, de beaux yeux
noirs au regard doux mais franc. Une simple casaque en laine grossière,
un jupon en drap de couleur indécise, mais moucheté de taches de résine
sur toute son étendue, une paire d'espadrilles à ses pieds nus, tel était
son simple et pittoresque costume. C'était la fille du résinier, qui
aidait son père dans son travail d'exploitation.
" Eh bien, me dit M. B..., nous voici sur mes domaines, vous
allez pouvoir étudier tout à votre aise nos travaux; regardez, interrogez,
nous sommes à votre entière disposition, heureux de vous être agréable.
Voyez tous ces pins, ils sont en pleine exploitation. "
En effet, j'avais déjà remarqué, depuis une heure et demie, que tout
autour de moi les pins étaient écorcés sur une ou plusieurs faces et
portaient suspendu à leur flanc un récipient en grès rouge assez semblable à un
pot à fleurs.
Les voyageurs se rendant de Bordeaux à Bayonne par la ligne du Midi
et qui traversent pendant deux longues heures d'express l'immense forêt
de pins semés dans les anciennes landes, laquelle s'étend de la Teste-de-Buch à Saint-Vincent,
après Dax, sont généralement assez intrigués à la vue de ces petits
pots suspendus; nous allons donc suivre avec attention l'intéressant
travail du résinier, le suivre pas à pas dans ses fonctions et expliquer à nos
voyageurs ce qui les intrigue.
" Autrefois, continue M. B..., les procédés en usage étaient
fort imparfaits. On creusait au pied de l'arbre un petit réservoir
appelé crot, destiné à recueillir la résine suintant des entailles
pratiquées dans le pin ; avant d'arriver en bas, celle-ci ayant un
assez long parcours à exécuter, une certaine déperdition s'opérait
par suite du mélange avec la terre et toutes sortes d'impuretés, ce
qui la rendait d'une qualité bien inférieure à celle qui est récoltée
actuellement. Aussi le capital que les anciens procédés de culture
laissaient improductif était-il considérable.
" Poussons plus loin : nous aurons, j'espère, dans un instant,
la chance de voir exécuter par un de mes hommes la première partie
du travail d'exploitation, c'est-à-dire le raclage ou pelage de l'écorce.
En ce moment la saison est assez avancée, et vous ne perdrez pas une
seule période de la culture, si dans les quelques mois que vous avez à passer
ici vous venez souvent vous promener dans les semis. "
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