III
Comme il ne m'était pas possible en cette
première journée de
visiter entièrement le parc, j'acceptai avec plaisir la proposition
de retour que me fit M. D... Deux bateaux étaient à peu près chargés
; nous prîmes donc place dans l'un d'eux accompagnés par deux marins
chargés de l'aviron, pendant que M. D... prenait la barre. La
brise était insuffisante pour nous permettre la voile ; aussi n'était-il
pas loin de midi, lorsque nous abordâmes sur la plage. Là eut lieu
le déchargement des tuiles destinées à être détroquées. Au moyen
d'un wagonnet traîné par des parqueuses et roulant sur un chemin
de fer portatif, les tuiles furent amenées et rangées symétriquement
sur la plage, devant les magasins d'exploitation de l'ostréiculteur.
Le travail de détroquage devait du reste s'opérer dès le jour même.
Plusieurs jeunes filles y étaient déjà occupées en divers endroits,
et s'employaient à ce travail avec une ardeur de gaieté et... de
langage à faire rougir le gabier le moins pudique.
Cette opération facile demande néanmoins à être faite avec le
plus grand soin pour ne pas abîmer les jeunes huîtres. Elle doit être
terminée avec les grands froids. Le travail est exécuté généralement
par les jeunes filles : il consiste à placer la tuile sur les traverses
d'une sorte de bahut creux et d'en détacher le naissain de six
mois à un an, au moyen d'un couteau spécial, de façon à ce qu'un
léger fragment de chaux, qui porte le nom de capsule, reste adhérent à la
coquille. De là, les huîtres sont passées à travers deux cribles:
les mailles du premier ont deux centimètres de diamètre, celles
du second un centimètre. Les tout jeunes naissains passent à travers
les deux cribles; d'autres traversent le premier seulement. Les
plus forts restent en deçà. Aussitôt cette opération accomplie,
les tuiles sont nettoyées entièrement, puis reblanchies plus tard
pour l'année suivante.
Les huîtres provenant du détroquage sont ensuite versées dans
des caisses spéciales dites ambulances, et qui ont été inventées
par M. Michelet.
Il est évident qu'abandonné à lui-même dans les claires, le naissain
provenant du détroquage serait à la merci de ses nombreux ennemis.
On le place donc dans des caisses-ambulances, formées par un châssis
de dix centimètres de haut, fermées par une toile métallique de
fer galvanisé, fixée au bois par de petits crampons. Les caisses
sont placées sur des pieds en bois de 35 centimètres de hauteur;
il est nécessaire que ceux-ci dépassent la caisse de 8 à 10 centimètres,
afin de permettre d'y fixer le couvercle, formé d'un châssis plat également
garni de toile métallique galvanisée, permettant l'écoulement et
la circulation de l'eau par-dessus comme par dessous.
Avant de livrer aux parcs ces caisses et leurs supports, on procède à l'opération
du coaltarage ou goudronnage. Pour cela on se sert d'une chaudière
en tôle établie sur un fourneau; cette chaudière est remplie de
coaltar; deux hommes saisissent la caisse de chaque côté, au moyen
de longues pinces, et la plongent tout entière dans le coaltar.
Aussitôt sèches, ces caisses sont transportées sur les parcs et
installées dans les claires, encadrées dans de solides piquets
qui les maintiennent au-dessus du sol, dont elles sont séparées
par 15 à 20 centimètres.
Ces caisses servent de berceau en même temps que d'infirmerie,
car non seulement on y place le naissain, mais aussi les huîtres
qui auraient été blessées par le couteau de quelque détroqueuse
maladroite,
On y met généralement jusqu'à près de 3000 huîtres provenant du
détroquage. Outre la couverture de 1a marée, les huîtres d'ambulances
sont arrosées chaque jour; par ce moyen elles progressent et atteignent
en quelques mois jusqu'à 6 et 7 centimètres. Le séjour dans ces
caisses est d'environ trois mois ; puis a lieu l'écrémage ou triage
des huîtres, car il est nécessaire de ne pas laisser celles-ci
se trop développer dans les caisses où elles se nuiraient mutuellement
: pressées les unes contre les autres, elles prendraient des formes
plus ou moins défectueuses qui nuiraient à la vente. Le triage
'effectue à la main sur de grandes tables spéciales. L'opération, n'étant pas fatigante,
mais délicate, est généralement exécutée par les femmes, soit sous
les grands halls des ostréiculteurs, soit simplement sur la plage
pour les petits parqueurs.
Afin de pouvoir facilement les livrer à la consommation, on prend
dans les caisses les huîtres suffisamment fortes pour les serrer
dans les claires où elles deviennent l'objet des plus grands soins.
C'est alors le moment véritable de l'élevage de l'huître. C'est
là qu'elle grandit, c'est là qu'elle s'engraisse, et prend la forme
plate et régulière que tout le monde connaît.
IV
Les parqueuses - Naufrages - Chasses
- Budget
d'un parqueur - La pêche publique
Quelques jours après ma première visite aux parcs, j'eus l'idée
d'aller voir et étudier les parqueurs chez eux. L'adresse d'un
vieux marin parqueur me rut donnée à Gujan-Mestras, où je me dirigeai à cheval.
La distance qui sépare Arcachon de cette localité n'étant que de
10 kilomètres, fut rapidement franchie, grâce à la bonne petite
jument blanche que m'avait fournie mon loueur.
La route est, du reste, jolie et intéressante. Elle suit le fond
Sud du bassin jusqu'à la Teste de Buch, qu'elle traverse. A gauche
s'étend le port de la Teste, dont les quais sont largement occupés
par les huttes et l'outillage des parqueurs. De nombreuses barques
de pèche y sont amarrées.
Gujan-Mestras forme deux bourgs en une seule commune; c'est le
principal centre d'exploitation des parcs. Ses marins ont une grande
réputation de vaillance et d'adresse à la pêche; ils ont la spécialité de
la pêche aux royans.
J'arrive enfin à Gujan, où se trouve le port avec un petit établissement
de bains de mer, construit sur pilotis; puis à la demeure du vieux
marin, située dans le village des parqueurs. Rien de plus pittoresque
que l'aspect de ces agglomérations de masures en bois, véritables
villages de peuplades sauvages, d'un aspect plutôt Peau-Rouge ou
néo-calédonien que civilisé. De toutes ces cahutes, les unes sont
carrées, les autres sont triangulaires, d'autres ressemblent à des
niches à chiens ou à des tentes, tandis qu'à côté le monsieur qui
a fait du genre et du chic a construit la sienne en forme de chalet
suisse, moins le balcon et les cailloux du toit. Elles sont toutes
construites en planches, les unes couvertes en tuiles, les autres
en carton bitumé.
A l'intérieur, lambrissé de planches, un mobilier des plus rudimentaires,
fabriqué le plus souvent par le parqueur lui-même, orne la sauvagerie
de l'établissement. Deux ou trois chambres chez les riches, une
ou deux chez les pauvres, telle est la distribution; les hommes
dans l'une, les femmes dans l'autre. Un petit fourneau de fonte,
carré, que l'on transporte dehors en été et qui chauffe la cassine
en hiver, suffit amplement aux besoins culinaires et caloriques
de la smala. A un clou fiché au lambris pend le fusil de chasse,
le fidèle instrument du parqueur, dont il ne se sépare jamais.
Il l'emporte avec lui au parc, ce qui lui permet d'ajouter au pot-bouille
ordinaire un petit plat de gibier; car le parqueur est grand chasseur,
et le gibier, à certaines époques, abonde sur le Bassin. A côté de
la baraque, une hutte un peu plus basse abrite les outils et engins
de pèche du travail. Une table et quelques sièges de bois grossiers
servent au repas, lorsque celui-ci est pris à la maison.
Devant la porte, quelques planches juxtaposées servent de perron.
Tout autour de ces huttes gît un fouillis inextricable d'instruments
et d'objets de toutes sortes dans un état plus ou moins voisin
de la vétusté : tables de détroquage, brouettes aux roues larges
pour faciliter la marche sur les sables, filets, cages d'ambulance
brisées, tuiles détroquées, etc., etc., puis, au milieu de tout
cela, vont, viennent, embarquent, débarquent, les parqueuses en
culotte rouge et les parqueurs aux larges bottes, les bras encombrés
et surchargés de leurs engins divers.
Je pénètre dans la case, et, dans sa demi-obscurité, j'y distingue
trois personnes, dont deux, une bonne vieille petite femme et une
jeune, s'occupant à divers soins du ménage. Assis sur un escabeau,
la courte pipe d'argile vissée à ses lèvres, un robuste et vieux
marin, la tête coiffée d'un non moins vieux béret, s'occupe à un
raccommodage de filet que ma présence n'interrompt pas. Je salue
de la part de la personne qui m'avait envoyé, et j'annonce le but
de ma visite. C'est la mère qui répond : "Ah, bien! me dit-elle;
vous n'êtes pas le premier qui venez ici, souvent nous avons eu
des Parisiens (le Parisien c'est l'étranger) venir ici nous d'mander
des renseignements; mais vous pouvez entrer tout d'même, pour un
peu plus, on vous dira tout c' que vous voudrez, hé? Tenez, regardez
tout votre soûl, c'est pas riche chez nous, et du temps qu'çà dure
et qu'on nous dit qu'y a des mille et des cents à gagner à faire
le métier, vous voyez qu' nous n'avons guère les milliers qu'on
nous a prédits, y a longtemps. Le vieux vous expliquera tout cela,
hé? "
La température était agréable et, même en ce milieu d'octobre,
le soleil encore chaud invitait à nous rafraîchir. Nous nous attablâmes
donc devant une bouteille de bière, qu'une robuste Gujannaise venait
de nous servir.
Mon brave marin n'était pas le premier venu : c'était un vieux
matelot qui avait assisté à l'expédition de la Baltique en 1855
et qui, son temps fait, était venu s'établir dans son pays. D'abord
charpentier, il travaillait pour le compte des entrepreneurs, puis
comme inscrit maritime, se faisant plus tard octroyer un hectare
de terrain sur le Bassin, il prit l'état de parqueur et de pêcheur,
variant ses occupations entre le travail du parc et de la pêche
au bassin et en pleine mer. Il me conta quelques anecdotes que
je veux reproduire. Parmi cette population maritime, nombreux sont
les héros qui, modestement, ont contribué au grand renom des marins
du littoral. Citer leurs noms serait impossible et c'est avec grand'peine
que j'ai pu arracher de leur bouche leurs hauts faits personnels
ou ceux de leurs prédécesseurs. Il est pour ainsi dire impossible
de les amener sur ce chapitre. Néanmoins, c'est grâce à l'obligeance
extrême et à la grande bonne volonté de M. Courcy, qui connaît à fond
l'histoire de son bassin, que j'ai pu réunir tant de nombreux documents
pour compléter ceux que j'ai pu me procurer par moi-même. On cite
les noms de Flamberge et de Bouloc, célèbres comme sauveteurs intrépides.
Flamberge, le premier, découvrir la passe actuelle du Bassin. Ce
fut un jour où, obligé de fuir la tempête en rentrant au plus vite,
qu'il remarqua un endroit au Nord où les brisants étaient moins
forts; tentant le passage, il réussit à le franchir sans encombre,
tandis que quelques bateaux, qui avaient suivi les anciennes passes,
ne les doublaient qu'avec beaucoup de difficultés. S'étant habitué à toujours
prendre ce même chemin. Flamberge fut remarqué par les autres pêcheurs
qui, un beau jour, le suivirent et furent surpris de la plus grande
facilité que leur offrait ce nouveau passage. On prévint le bureau
de la Marine, qui fit placer à cet endroit une bouée que l'on
baptisa : bouée de Flamberge.
Quant à Bouloc l'un de ses plus émouvants sauvetages est celui-ci
: en l'année 1880, l'équipage de la chaloupe de Jean-Marie, portant
sept hommes et un mousse, était parti d'Arcachon pour aller faire
la pêche au chalut. Comme cette pèche n'est possible qu'à l'Océan,
on avait profité du courant de la mer descendante pour arriver
aux passes tout à fait à la basse mer et les franchir sans difficulté.
Mais, arrivé à l'entrée de l'Océan, le vent s'étant calmé, le bateau
n'ayant plus de vitesse, il était impossible de gouverner. Il alla
donc se jeter sur des bancs de sable mouvants qui se trouvaient
au Sud des passes, espèces de fondrières où les navires, qui ont
le malheur de s'échouer s'enfoncent peu à peu, sans que la marée
montante puisse les faire flotter, et périssent infailliblement.
Bouloc, qui était à la pêche dans le Bassin avec son matelot, aperçut
le bateau échoué et son équipage en perdition. Tous deux firent
force de rames et tâchèrent d'amener leur pinasse le plus près
possible des naufragés afin de sauver ceux-ci, car il ne fallait
plus songer au bateau. Le danger était fort grand ; il n'était
pas possible d'attendre la marée montante qui eût tout englouti.
Le moment pressait. Après mille efforts. Bouloc réussit à improviser
une espèce de radeau avec les bancs de sa pinasse, afin d'établir
un va-et-vient de la pinasse à la chaloupe. Avec les mêmes efforts
et la plus extrême prudence, il réussit à ramener un à un les pêcheurs à son
bord, puis ils accostèrent au phare du Ferret, afin d'y ranimer
les malheureux naufragés. Bouloc avait bien d'autres actions héroïques à son
actif, mais ce héros, qui avait arraché tant de personnes à la
mort, finit par se noyer dans un endroit où il n'y avait pas plus
de trois mètres d'eau...
Les petits parqueurs sont généralement des inscrits maritimes
mariés, pères de famille. Il faut qu'ils soient quelque peu charpentiers,
calfats, ajusteurs, terrassiers et comptables, car leurs maigres
ressources ne leur permettent pas de s'adresser à des tiers pour
la réparation de leurs bateaux et de leur matériel. Aussitôt que
les enfants sont assez forts pour porter les paniers et ramer,
on les envoie travailler au parc.
Les sorties n'ont jamais lieu à des heures régulières à cause
des marées ; rien n'est réglé dans leur vie, ni les repas ni le
repos. La plupart des repas sont mangés froids. Souvent les nuits
en plein hiver sont passées à bord de leurs petits bateaux, sous
l'enveloppe insuffisante de la voile, soit afin d'être prêts dès
le lendemain au travail matinal, soit que l'état de la mer à l'heure
de la rentrée du soir offre de sérieux dangers de retour immédiat.
Il arrive souvent qu'une mère, ayant de jeunes enfants qu'elle
a confiés le matin à l'école ou à l'asile, soit obligée avec son
mari d'attendre toute la nuit la fin de la tempête, pendant qu'à la
porte de son habitation, les enfants doivent espérer, sur la plage
ou plus souvent sous la rafale, le bateau qui se fait désirer.
Souvent aussi la femme n'a pas son mari avec elle ; figurez-vous
alors les angoisses dans lesquelles se trouvent les deux époux
chacun de son côté.
Le parqueur qui a charge de nombreuse famille envoie souvent ses
enfants travailler chez les ostréiculteurs.
Ceux-ci, employés fort jeunes aux travaux des parcs, souffrent
beaucoup dans leurs premières années, surtout l'hiver, où les tempêtes
se succédant les unes aux autres rendent très périlleuse la traversée
des petites embarcations et fort souvent le travail de l'aviron
est difficile à cause de la lourdeur des vêtements de toile cirée.
Les grosses bottes ne sont guère portées que par les hommes, elles
pèsent de 8 à 10 kilos, mais les femmes et les enfants ne chaussent
sur les parcs que des patins formés d'une planche carrée sur laquelle
est marquée la place du pied, une bride retient cette planche à la
cheville. Le patin pèse environ de 3 à 4 kilos, il permet de s'avancer
et de travailler, sans s'enfoncer, sur les fonds vaseux des différents
bassins du parc.
Je désirais fort avoir des renseignements sur ce que pouvait rapporter à un
petit parqueur l'exploitation d'un parc ; à cette demande, je dus
subir les doléances du bon vieux qui s'efforçait de me convaincre
que le métier était des plus pénibles et qu'il ne rapportait plus
du tout le bien-être auquel on aurait dû s'attendre. "Cela,
disait-il, de par la grande concurrence des gros parqueurs ou ostréiculteurs
qui font tout leur possible pour avilir les prix et, comme presque
toutes les transactions sont entre leurs mains, ils ne manquent
pas d'en profiter pour nous anéantir."
Le braconnage est aussi une cause de trouble et de pertes d'argent
pour les parqueurs. Il y a bien une surveillance officielle sur
le bassin, mais la mauvaise coquille de noix, gratifiée pompeusement
de garde-pêche et qu'entretient l'État, est fort inutile. Dans
un rapport adressé par M. Bouchon-Brandely, inspecteur des pêches
maritimes au Ministère de la Marine, on lisait ce qui suit :
"Le personnel affecté à la garde du bassin, dit-il, comprend
deux inspecteurs et seize gardes maritimes. Les deux premiers passent
une partie de leur temps à mesurer les parcs, à en vérifier les
limites et à recueillir les renseignements, à l'aide desquels on
en dresse depuis dix ans la carte complète, véritable toile de
Pénélope, qui exigerait, pour être tenue à jour, la création d'un
service spécial. Quant aux seize gardes maritimes, par la raison
qu'ils n'ont à leur disposition que de très faibles embarcations,
il ne leur est pas possible de suffire à la lourde tâche qui leur
incombe; ils ont à s'occuper de la navigation, à surveiller les
pêcheurs au filet et les 80 kilomètres de côtes formant le périmètre
du bassin, à faire respecter les règlements relatifs à la pêche
sur une superficie de plus de 4.000 hectares représentant l'ensemble
des concessions de toute nature exploitées dans les eaux d'Arcachon.
Que peuvent-ils contre les fraudeurs, toujours mieux armés qu'eux,
les maraudeurs, qui, à la faveur de la nuit, mettent les parcs
au pillage? Ils sont impuissants à les atteindre autant qu'à les
surprendre.
" En définitive, je considère que l'institution d'un nouveau
service de surveillance s'impose de la façon la plus pressante.
Tant qu'un bateau à vapeur ne sera pas affecté à ce service, la
surveillance restera vaine et de nul effet. Toutes les nations
soucieuses de la propriété de leurs eaux ont adopté le bateau à vapeur,
seul instrument sérieux et efficace de préservation. "
Tout en causant avec mon parqueur, je
remarquai auprès d'une
hutte une série de chapelets formés de coquilles d'huîtres toutes
blanches qu'un homme était en train d'enfiler. J'appris que c'était
une sorte de collecteur bien peu employé maintenant et qui tendait à disparaître,
car il exige trop de temps à confectionner et n'est pas d'une exécution
facile. Je m'approchai et je vis le parqueur tenant d'une main
un fil de fer galvanisé assez fort, autour duquel il enfilait des
coquilles d'huîtres de 3 à 6 ans, précédemment percées d'un trou
pratiqué dans la partie la plus résistante de l'huître. Quelques
pas plus loin, une parqueuse plongeait ces mêmes chapelets dans
un bain de chaux hydraulique, puis les suspendait pour les faire
sécher.
On pose ces chapelets dans les claires à la même époque que les
tuiles, tendus entre des piquets solidement enfoncés dans le sol,
avec une séparation d'environ 50 à 60 centimètres. La longueur
de ces chapelets n'excède guère trois mètres, mais le naissain
ne s'y attache pas aussi facilement qu'après la tuile et les résultats
que les parqueurs en obtiennent sont fort insignifiants. Si le
chapelet n'a pas encore disparu complètement, il ne tardera pas,
car rien n'égale pour la production les ruches à collecteurs de
tuiles.
Mais le temps a passé, le village, tout à l'heure si tranquille,
se ranime, la fourmilière s'agite ; le bruit des outils maniés,
du croisement bruyant des interpellations et des stridents éclats
de rire des parqueurs devient assourdissant ; c'est l'heure de
la marée descendante: on se prépare à embarquer. J'accompagne donc
mon vieux parqueur à son logis où se tient prêt au départ le reste
de la famille, filles, fils, gendres et petits-enfants. De ces
derniers, les uns vont accompagner les parents et d'autres tout
petits vont en garde à l'asile.
Au départ pour les parcs, tout ce monde est armé et chargé de
paniers, gaffes, avirons, sabots, patins, bottes, panetières, raclettes,
pelles, pinces, râteaux, que sais-je encore? dans un affublement
aussi pittoresque que cocasse, surtout pour les femmes déjà d'un
certain âge, qui ont abandonné depuis longtemps tout sentiment
de coquetterie, mais non pour les jeunes.
Rien de curieux à étudier certainement comme les mœurs de ces
joyeuses personnes. Dès leur plus bas âge elles sont habituées à une
vie en commun avec les parqueurs, filles et garçons ; demi-nues,
barbotant à qui mieux mieux, sur le Bassin, elles aident leurs
parents dans le travail des parcs, et se louent à la journée, quand
l'âge arrive, chez de plus grands parqueurs. L'habitude qu'elles
acquièrent de vivre constamment ainsi, souvent livrées à elles-mêmes
dans la promiscuité des longues nuits à bord, leur procure un aplomb
imperturbable. Sous une camisole de laine, le plus souvent sans
corset, leur torse se dégage et dessine leurs formes robustes.
Elles ont les jambes prises dans une culotte de drap rouge qu'elles
relèvent aussi haut que possible. Elles travaillent à l'air libre,
par tous les temps, par le plein soleil de midi comme par la pluie
la plus battante, soit dans les hangars, soit sur la plage, soit
sur les parcs, jusqu'à l'heure où l'eau montant près de la ceinture
les oblige à remettre la besogne au lendemain. Qu'un étranger s'avise
d'examiner de trop près leurs jambes nues, il est accueilli par
une vaste bordée de quolibets qui le font rapidement battre en
retraite, accompagné par les rires moqueurs de toute l'assistance.
L'appétit de ces demoiselles est vraiment extraordinaire : quelle
que soit l'heure, quel que soit le repas fait précédemment, elles
ne reculeront jamais devant l'absorption des aliments les plus
divers, et cela sans autre boisson qu'un peu d'eau, au milieu de
la journée.
J'en vis une notamment qui peu après le déjeuner copieux de midi, à l'offre
que je lui fis d'une douzaine d'œufs durs, m'en avala séance tenante
dix, sans prendre la moindre goutte de liquide. J'eus aussi un
grand succès en achetant à une marchande de gâteaux ambulante toute
sa cargaison, qui fut dévorée en un rien de temps par une bande
de ces affamées perpétuelles.
Étourdissant aussi est leur état de santé, qui leur permet de
rester à l'eau tant qu'elles veulent sans éprouver la moindre indisposition.
Souvent, lors des grandes expéditions, ces jeunes filles, dont
la plupart habitent la Teste, à 4 kilomètres d'Arcachon, quittent
leur travail à l'Exploitation vers les onze heures du soir, elles
sont rentrées chez elles à minuit, elles dorment jusqu'à trois
heures et demie, se lèvent, préparent leur repas et partent pour être
au travail à quatre heures et demie. Le dimanche, elles quittent,
leur besogne à midi, rentrent et passent la journée et une grande
partie de la nuit à danser, toujours aussi gaies, toujours aussi
courageuses. Elles deviennent la plupart d'honnêtes mères de famille,
généralement plus travailleuses que les hommes.
Je décline pour l'instant l'offre toute gracieuse qui m'est faite
de les accompagner au parc, me contentant d'assister à leur embarquement
et à leur départ. Je retourne donc sur mes pas et me dirige vers
la partie du petit port réservée aux pêcheurs de royans, afin d'assister également
au départ de ceux-ci pour l'Océan. Les matelots avaient déjà procédé au
gréement de leurs pinasses, ces légères embarcations avec lesquelles
ils s'aventurent sur le golfe de Gascogne, et s'apprêtaient à démarrer,
les uns pour la pêche des gros poissons, comme le turbot, la barbue,
le grondin, le merlus, la raie, etc., d'autres pour la sardine
ou royan, comme on l'appelle sur les côtes du golfe de Gascogne.
C'était le dernier mois de pêche du royan, qui a lieu du 1er mai à fin
octobre, époque coïncidant presque avec celle pendant laquelle
les huîtres jettent leur frai.
La pêche du royan rapporte aux marins du littoral une moyenne
de 30 millions de sardines environ, produisant près de 3 millions
de francs, qui se répartissent entre la population maritime et
la Compagnie des Pêcheries de l'Océan, dont le siège est à Arcachon,
et qui possède cinq bateaux à vapeur armés pour la pèche au large.
L'un de ceux-ci, La Ville de Rochefort, s'est perdu le 25 mars
1895 dans les conditions suivantes. Ce jour-là, vers quatre heures
du soir, le steamer, capitaine Roussin, quittait Arcachon pour
se rendre au château d'Oléron, où il devait transporter 2 millions
d'huîtres. La mer était grosse, les parcs venaient d'être franchis,
lorsque deux terribles coups de mer enlevèrent une manche à vent,
les capots et une claire-voie ; un craquement se fit entendre en
même temps dans la chaufferie : une tôle venait de crever à l'endroit
de la coque qui se trouve sous la chaudière. Immédiatement se déclarait
une voie d'eau qui envahissait la machine.
Jusqu'à cinq heures du matin, le mécanicien, le chauffeur et un
matelot, dans l'eau jusqu'à la ceinture, firent des efforts surhumains
pour lutter contre la mer qui s'engouffrait dans le navire. Pendant
cette terrible nuit, le capitaine, seul avec le mousse sur le pont,
balayé de bout en bout par les coups de mer, fut enlevé de la passerelle
et jeté sur la claire-voie de la machine ; les drosses du gouvernail
ayant été brisées, il dut établir la barre franche et gouverner
ainsi jusqu'au dernier moment. A cinq heures et demie, le capitaine
Roussin mit son pavillon en berne ; ce signal fut heureusement
aperçu par le Pétrel, de la Compagnie Johnston, qui se rapprocha
autant que le permettait une mer démontée, et resta dans les eaux
jusqu'à dix heures et demie du matin. A ce moment tout, espoir
de sauver le bateau étant perdu (la mer dans la chaufferie dépassant
les fourneaux de 0 m,45), le capitaine fit mettre à la mer le canot
du bord, s'y embarqua avec son équipage et réussit, malgré l'état
toujours effrayant de la mer, à atteindre le Pétrel. Vingt minutes
après, la Ville de Rochefort coulait par un fond de quarante-six
brasses à dix milles environ dans l'Ouest du Phare.
La conduite du capitaine Roussin et de son équipage avait été des
plus vaillantes, tout ce qui pouvait être tenté pour le sauvetage
du navire avait été fait et la camaraderie de l'équipage du Pétrel,
qui avait surveillé pendant plusieurs heures le navire en perdition,
et qui recueillit et soigna les naufragés contusionnés et absolument
exténués, mérite une mention des plus flatteuses.
En citant cet épisode dramatique de la vie maritime du Bassin,
je me suis un peu écarté de mon projet de vous décrire cette embarcation
locale appelée pinasse, et dans laquelle la population maritime
du Bassin passe bien les trois quarts de son existence. Son origine
se perd dans la nuit des temps et, d'après nos savants, toujours
infaillibles comme chacun sait, elle serait de construction...
phénicienne ! Soit, je n'y vois pas d'inconvénient ; en tous cas
cette construction est fort curieuse : pas de fer sauf pour le
grappin, rien que du pin, pas de clous, des chevilles.
Sa légèreté est sa seule défense contre la mer, et elle ne peut être
utilisée qu'à force d'adresse et de muscles. On en construisait
précisément deux auprès de l'endroit où je me tenais pour assister
au départ des pêcheurs.
La forme de cette embarcation est assez gracieuse, pointue des
deux bouts, mais un peu plus à l'avant qu'à l'arrière; les planches,
qui forment le bordage et la cale ont à peine Om,025 d'épaisseur.
Quand la cale est terminée, on y place l'étrave et l'étambot, puis
on ajuste les membrures qui ont Om,02 d'épaisseur, ensuite on y
cloue le bordage au moyen de chevilles en bois. On relie l'extrémité du
bordage par la pose de la cingle ou couronnement extérieur ; ce
couronnement est formé d'un jeune pin, que l'on refend à la scie
avant que le bois soit sec ; quelques coups de scie sont donnés
en travers de la cingle afin de rendre le bois plus souple et de
lui permettre de bien prendre les formes du bateau. Les bancs sont
ensuite placés et forcés à demeure. Afin de relier les deux bords
de l'embarcation, on y place un deuxième fond que l'on appelle
pontage (ou cétis en patois) dans lequel on ménage deux ou trois éviers
(aïguéry) et l'on y ajoute des poncelles en chêne percées d'un
trou pour le talet (escaoume) qui doit retenir l'aviron. - Le mât
de la pinasse a environ 5 mètres de longueur sur 0 m,15 à O m,07
d'épaisseur dans la hauteur. Il porte un piton en fer à sa base,
afin de prendre les différentes poses nécessaires à la manœuvre.
La voile a 5 mètres de l'écoute à la vergue et 4 de la vergue au
point d'amure. La longueur de la pinasse est d'environ 7 à 8 mètres
et sa grande largeur de 1m,05 à 1m,20. Son prix varie de 150 à 180
francs toute gréée.
Les marins qui se rendent à la pêche de la sardine, et dont la
flottille comprend environ 300 embarcations, se présentent tous
ensemble à l'entrée des passes, commandés par un ou deux maîtres
de pêche aux signaux desquels ils doivent obéissance.
Si le temps le permet, autorisation est donnée de franchir les
passes, mais une fois au large, si le temps vient à se gâter, les
maîtres de pêche font un signal et toutes les embarcations doivent
rentrer.
Chacune d'elles, montée par deux hommes, fait force de rames sur
sa barre. La vague qui les suit s'enfle-t-elle jusqu'à faire craindre
qu'elle ne déferle, vivement les deux hommes font virer la pinasse
pour recevoir le choc sur l'avant. Cette manœuvre n'a-t-elle pas été exécutée
assez rapidement, l'embarcation chavire infailliblement. Alors
le coup de mer passé, deux pinasses accostent de chaque bord celle
qui a le ventre en l'air, on la retourne, on la vide, et pour se
sécher, les deux malchanceux attrapent les avirons ; la scène est
donc plus comique que dramatique, car cet accident, quoique fréquent,
n'est jamais sérieux.
la
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