V
De retour à Arcachon, je revins flâner sur
la plage où je m'amusai à suivre
la vente des huîtres au détail. Quelques parqueurs et parqueuses
avaient installé en divers endroits une espèce d'étal où ils débitaient,
soit aux amateurs, soit aux restaurateurs, les produits de leurs
parcs. Plus loin, des pêcheurs, venant d'aborder, étalaient leur
pèche
devant le public, qui s'avançait intéressé par l'accostage ; quelques
femmes remplissaient leurs paniers d'une certaine quantité de poissons
qu'elles allaient offrir dans les ménages.
Sur la place, j'assistai également à la vente des royans par les
pêcheurs aux revendeurs. Très simplette cette façon de traiter
et la scène n'est pas compliquée, mais très amusante.
A cheval sur un banc, le revendeur; debout devant lui, le pêcheur,
son panier rempli de royans au bras ; un prix est débattu vivement,
puis le pêcheur compte sa marchandise au cent et attend un autre
client. Le prix varie entre 2 et 3 francs, selon l'arrivage.
Les ressources du petit parqueur étant bien minimes, celui-ci
est obligé de les compléter, par la vente du poisson et quelquefois
du produit de sa chasse: le Bassin, surtout à l'Ile aux Oiseaux, étant
fort giboyeux.
D'autres, marins lorsqu'ils ne sont pas occupés aux parcs et s'ils
ne sont pas à la pêche, se tiennent sur la plage ou sur la place
et offrent leurs bateaux aux amateurs pour leur faire visiter les
parcs, ou les localités du littoral de la baie.
D'autres amateurs s'entendent avec eux, soit pour une partie de
chasse, soit pour une pèche au flambeau la nuit.
Malheureusement pour les pauvres marins, les touristes, si souvent
accostés, s'impatientent et ne répondent pas suffisamment aux offres
de ces hommes sympathiques qu'une bonne journée soulagerait bien
souvent.
A ce propos, il se passa vers cette époque une aventure assez
comique. Un certain jour, l'un de ces marins accostait sur la plage
un jeune Bordelais de 20 à 25 ans et lui faisait ses offres de
service pour une promenade ou une chasse en bateau. Le jeune homme
les accueillait avec une certaine ironie. Le marin se retira, mais
se dirigeant vers un groupe de camarades, il se plaignit auprès
d'eux des moqueries du jeune Bordelais; après une assez longue
discussion il fut convenu, pour se venger de lui, en lui faisant
une bonne farce, on l'inviterait à une chasse à la darrue ; on
devait profiter de la première occasion pour l'exécuter. Le lendemain,
au moment du déjeuner, l'un des marins aperçut la victime qui prenait
son repas à la fenêtre intérieure d'un restaurant ; il alla donc
prévenir ses amis qui firent leurs offres de service. Le jeune
homme avait fait toutes les chasses du bassin, mais ignorait complètement
celle de la darrue. Intrigué donc, il se laissa convaincre et rendez-vous
fut pris pour le soir même.
A l'heure du départ, le chef de l'entreprise s'adressant à l'hôtelier
le pria de lui prêter un sac pour y mettre des feuilles de choux;
une forte soupe au fromage fut commandée pour le retour, payée
d'avance par le jeune Bordelais.
Une ou deux heures après on se trouvait en pleine forêt. Après
bien des détours, qui devaient empêcher un étranger de se reconnaître,
le chef de la bande fit arrêter ses hommes, les priant de lui remettre
tabac et allumettes, sous prétexte que l'odeur du tabac empêchant
le gibier en question de s'approcher, il ne fallait pas être tenté de
rompre la monotonie d'une longue faction par une grillade. Les
feuilles de choux furent partagées entre les divers chasseurs et
les postes furent distribués. Le jeune homme fut placé, dans un
bas-fond bien fourré avec défense de prononcer un seul mot; il
fut convenu que le signal d'avertissement serait de deux coups
de sifflet et qu'à ce moment il devrait rabattre sur le point où l'on
se trouvait.
Les autres chasseurs firent le simulacre de joindre leur poste,
puis s'enfuirent en se réjouissant du bon tour joué, et revinrent à Arcachon
se régaler, à la santé de leur malheureuse victime, de l'excellente
soupe préalablement commandée.
Pendant ce temps, le pauvre jeune homme se morfondait en vain
dans l'attente d'un signal qui ne venait pas. Après trois quarts
d'heure de faction, un coup de sifflet se fit entendre, et il y
répondit par deux coups. C'était un résinier qui appelait son chien
; surpris de la réponse, celui-ci appela de nouveau, mais deux
autres coups de sifflet furent répétés par le malheureux chasseur.
Cette nouvelle réponse n'inspirant qu'une confiance limitée au
résinier, il retourne dans sa cabane, y prend son fusil, s'avance
dans la direction du chasseur et l'arme en criant : " Qui
est là? " Mais le pauvre jeune homme le supplie de ne pas
tirer, et quittant son poste s'approche du résinier qui l'invite à entrer
dans sa cabane, où il lui demande les raisons de sa présence à cet
endroit et à cette heure. Il était près de 9 heures du soir. La
méfiance du résinier avait pour cause un vol de six poules commis
la semaine précédente à son préjudice. Ne comprenant rien à cette
chasse à la darrue et remarquant le sac que le malheureux tenait à la
main, il l'ouvrit et y aperçut des plumes avec quelques feuilles
de choux. Evidemment ce devait être là son voleur ; sans plus tarder,
le résinier, se précipitant sur son prisonnier, lui lia les mains
derrière le dos et le conduisit séance tenante chez le commissaire
de police d'Arcachon ; celui-ci, vu l'heure avancée et sans écouter
les doléances du jeune homme, le fit coucher au violon et invita
le résinier à revenir le lendemain matin pour éclaircir l'affaire.
Le lendemain, l'identité du malheureux ayant été reconnue, il fut
relâché, furieux et confus :
Jurant, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.
On en rit longtemps parmi les pêcheurs, et l'on m'assure que beaucoup
de personnes se sont déjà laissé prendre à cette plaisanterie.
Touristes, méfiez-vous de la chasse à la darrue!
Par suite de circonstances spéciales, je n'ai jamais pu assister
de visu à aucune pêche dans l'Océan, soit que l'occasion manquât,
soit que l'état de la mer, à moi terrien complet, me fût désagréable;
mais je ne me fis pas faute de prendre part à quelques poches sur
le Bassin et à de petites parties de chasse à l'île aux Oiseaux.
Certain soir, je pris passage sur une barque pour assister à une
pêche à la fouenne et au flambeau. Toutes les dispositions furent
prises pour cette excursion et nous embarquâmes vers les onze heures.
Nous marchions à l'aviron, d'autant plus que la mer, fort calme,
ne nous autorisait nullement à mettre à la voile, malgré la brise
légère qui nous caressait. Notre équipage se composait de trois
marins, d'un ami, grand ostréiculteur, qui mettait son bateau à ma
disposition et de son associé. Vers le milieu du bassin on allume
le flambeau formé d'une barre de fer amarrée à l'arrière et à l'extrémité de
laquelle une espèce de brasero maintient un amas de branches de
pin enflammées.
Nous nous armâmes d'une fouenne, sorte de longue fourche en fer,
et nous attendîmes, laissant la barque glisser silencieusement à la
surface de l'eau. Nous vîmes au bout d'un instant les eaux s'agiter
et des poissons de différentes formes et différentes grosseurs,
quittant leurs profondes retraites, nager éblouis et fascinés autour
de cette lumière vive et grésillante qui pétillait avec saccades,
laissant un fin nuage noir et orangé s'étendre insensiblement au-dessus
de nos têtes.
Nous lancions notre arme de droite et de gauche, la retirant souvent
avec son extrémité garnie d'un joli poisson plus ou moins gros,
que nous jetions tout vivant au fond de l'embarcation. Cette pêche
est certainement des plus amusantes et me procura infiniment plus
d'émotions que celle de la senne par laquelle nous terminâmes notre
excursion maritime. Nous passâmes ainsi à cet exercice une partie
de la nuit et, vers les 2 heures, nous abordions à l'île aux Oiseaux,
où nous prîmes pied.
Mon ami nous introduisit dans une cabane à lui, où nos marins
allumèrent au petit fourneau de fonte un feu que la fraîcheur de
la nuit nous fit trouver fort réconfortant. Il ne fallait pas songer
au repos. L'intérieur de la cabane nous offrait du reste peu de
perspectives de confort, aussi est-ce avec transport que j'acceptai
l'offre qui me fut faite de nous remonter par l'absorption d'une
soupe au poisson.
Cette soupe toute locale, différente de la bouillabaisse provençale,
est vraiment délicieuse et bien des étrangers l'apprécient en connaissance
de gourmet. Voici sa recette, telle que je la vis confectionner
sous mes yeux. Le maître coq commença d'abord par couper en petits
morceaux oignons et poireaux, qu'il mit frire dans une casserole
avec du beurre et de la farine, au moyen desquelles il exécuta
un roux superbe. De l'eau froide fut versée sur le roux et des
poissons de différentes sortes préalablement vidés et nettoyés
y furent mis pour mijoter et bouillir à petit feu. Pendant ce temps
le second coq confectionnait dans un bol une sauce forte composée
de six ou sept belles gousses d'ail épluchées et les y écrasait
avec un pilon en y mêlant quelques gouttes d'huile d'olive. Cette
sauce fut ajoutée à la soupe quelques moments avant la fin de la
cuisson. Le bouillon fut alors blanchi et la soupe trempée dans
une soupière au moyen d'une passoire permettant de retenir les
arêtes qui se détachaient du poisson. Ce fut vraiment délicieux,
et nous soupâmes là avec infiniment plus d'appétit que nous n'aurions
pu le faire sur les boulevards, après une sortie de bal masqué à l'Opéra.
Notre repas terminé, mon ami nous proposa d'achever tranquillement
la nuit au coin du feu, plus ou moins mal accroupis ou étendus
sur des amas de brande sèche, pendant que nos trois matelots iraient
la passer à bord de la barque. Je sortis un instant pour assister à cette
installation nocturne tout à fait pittoresque.
La voile de la pinasse fut disposée en travers du mât, couché en
longueur sur les deux extrémités de l'embarcation de façon à former
toiture, ce qui lui donnait tout à fait l'aspect sinistre d'un
cercueil, puis nos trois marins s'engouffrèrent sous leur tente
improvisée où ils ne tardèrent pas, j'en suis sûr, à dormir d'un
profond sommeil. Je rentrai, je pris ma place au coin qui m'avait été réservé et
je m'assoupis rapidement.
Vers les six heures, nous fûmes debout, nous dirigeant tous vers
une modeste guinguette où nous allâmes, au dire des marins "tuer
le ver" en absorbant une ou deux douzaines d'huîtres. La proposition
qui me fut faite à ce moment d'employer la dernière heure de marée
basse qui nous restait à une petite chasse dans l'île fut agréée
avec enthousiasme. Trois fusils nous furent prêtés et nous nous
dirigeâmes à l'intérieur de l'île, longeant les nombreuses cabanes
annexes des exploitations ostréicoles voisines. A un kilomètre
plus loin l'associé de mon ami fut assez heureux pour tuer un modeste
lapin, seul produit de nos exploits. Soit par fatigue, soit pour
toute autre cause, nous ne pûmes même pas atteindre un seul des
nombreux palmipèdes qui voletaient autour de nous.
A peu près bredouilles, nous reprîmes navrés la direction de la
plage et nous fîmes voile cette fois pour Arcachon où nous débarquâmes,
heureux néanmoins de notre attrayante excursion.
VI
Les épisodes dramatiques du Bassin sont assez fréquents.
L'un des plus émouvants date de l'année 1854. Une vingtaine de
tilloles environ, montées chacune par 13 hommes d'équipage et un
mousse, étaient sorties du Bassin pour se livrer à la pêche à la
senne au sud des passes.
Selon l'habitude en pareille circonstance, les pêcheurs avaient
laissé sur la côte un maître de pêche chargé de faire, de terre,
ces signaux aux marins pour les avertir de l'état de la mer, du
remous formé par le poisson et de la force des vagues, qui sont
de trois sortes : les grosses, les moyennes et les petites. Plus élevé au-dessus
de la mer que les pêcheurs, le maître, qui doit connaître à fond
la côte, est plus à même de diriger la marche des bateaux et de
ne faire aborder ceux-ci qu'à petite vague.
C'était le soir, les filets venaient d'être posés et l'ancre mouillée à leur
bout pour passer la nuit et relever les filets à l'aube. Au milieu
de la nuit s'élève un vent terrible soufflant du Nord, contre lequel,
dans les transes les plus épouvantables, les pauvres marins eurent à lutter à tout
instant, s'attendant à chaque minute, soit à se voir séparés les
uns des autres, soit à être engloutis. Le jour parut enfin. Tous
les bateaux avaient plus ou moins souffert dans leur structure
ou dans leur gréement. Le bateau du patron Doris eut son câble
brisé et l'équipage dut prendre les avirons pour se défendre contre
la tempête qui continuait à faire rage. A ce moment, celui-ci aperçut
les signaux que leur faisait de terre le maître de pêche Dignac
et comme Doris comprenait, à l'encontre des autres patrons, ce
genre de signaux, qu'il avait en outre, ainsi que son équipage,
la plus grande confiance en Dignac, il dirigea son bateau vers
la côte en suivant les indications conventionnelles du maître de
pêche et y aborda sans aucun accident. Il n'en fut pas de même
des autres embarcations, qui ne pouvaient, comprendre la manœuvre
que leur indiquait Dignac, et ne surent pas prendre les précautions
nécessaires. Toute la flottille chavira, roulée complètement avec
les malheureux qui la montaient.
Dix-sept bateaux et deux cents hommes se trouvaient pêle-mêle
dans l'eau; quelques-uns des plus forts réussirent à gagner la
côte, les autres, asphyxiés par l'absorption de l'eau mélangée
de sable, ne se débattaient plus qu'avec peine. C'est alors que
les marins du bateau Doris et les hommes sauvés, organisant une
chaîne en se donnant la main, réussirent à sortir de l'eau une
soixantaine de leurs camarades plus ou moins inanimés, et quelques
soins leur furent donnés avec grand'peine. Mais que faire sur une
plage déserte à plus de 20 kilomètres de toute habitation ! Quelques
hommes partirent pour la Teste chercher des secours, d'autres suivirent
la plage afin de ramasser les épaves. Une vingtaine d'hommes étaient
noyés et une dizaine blessés. La journée se passa en vaines recherches
des bateaux manquants. Vers la nuit tombante, trois bateaux furent
aperçus à une grande distance; ceux-ci ramenaient les filets et
ce fut à la nuit noire qu'avec beaucoup de peine ils franchirent
les passes ; les malades furent hissés à leur bord et les plus
valides durent, pour rentrer à Arcachon, suivre la plage en pleine
nuit, éclairant avec peine leur pénible marche au moyen des étincelles
de leurs briquets.
Ne voulant pas terminer sur cette note triste ce chapitre relatif
aux pêches, je citerai le truc suivant qu'emploient la plupart
des maîtres d'équipage pour s'attribuer la plus grosse part dans
le partage équitable du produit de la pêche.
Il arrive souvent que le chef d'équipage est seul propriétaire
des filets et des bateaux, c'est donc lui qui préside au partage
entre ses collaborateurs. Faisant placer ceux-ci en cercle sur
la plage après le débarquement du poisson, il commence d'abord
par prendre la plus grosse pièce et se l'adjuge en disant : Tè,
jou! (tiens, moi !), puis, en prenant une autre, il s'adresse au
premier : Tè, tu! (tiens, toi !), puis, à la suivante qui passe à son
profit : Tè,jou, à la quatrième, qu'il passe au numéro 2 : Tè,
tu! recommençant ainsi pour chaque numéro à s'approprier une pièce,
si bien qu'à la fin du partage le chef possède la moitié du butin,
d'autant plus qu'il a toujours soin de garder pour lui la dernière
et la meilleure pièce. Les autres pêcheurs font bien la grimace,
mais se taisent... Pas bête du tout le petit truc.
la
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